Grand-mère à poussière

(texte de Lucie Glinel, d’après une légende picarde)


On l’appelle Grand-mère à poussière
Elle se balade sur la Terre.
Un bisou par ci, un câlin par là
Et c’est parti pour les rêves !

Grand-mère à poussière est une vieille dame très gentille et très poussiéreuse.
Tous les soirs, elle passe faire un petit bisou aux enfants dans leur lit. La poussière qui vole autour d’elle se niche partout… Jusque dans nos yeux… C’est pour ça que le soir, on a les yeux qui piquent, et qu’on les frotte.

Certains prétendent que c’est à cause du marchand de sable … Personnellement, je n’ai jamais trouvé de sable dans ma chambre. Alors que de la poussière …
Mais ?… Pourquoi ne la voit-on pas Grand-mère à poussière ?
C’est une longue histoire… qui commence il y a longtemps…

En ce temps-là, Grand-mère à poussière était déjà une vieille dame très gentille et très poussiéreuse. Tout le monde la connaissait et la reconnaissait. Elle passait sa vie à se promener, partout sur la Terre. Dès qu’elle rencontrait un enfant, c’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait pas s’en empêcher, elle lui faisait un bisou. Et… allez savoir pourquoi, l’enfant, quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit, se frottait les yeux, s’allongeait et s’endormait.
Tout alla très bien ainsi pendant des siècles.
Jusqu’au jour où Mme Focsabrille mit au monde son premier enfant, la petite Claire…
Elle était mignonne comme tout avec sa frimousse rose et nette, ses petites menottes bien placées au bout des bras et ses petons qui sentaient bon le savon mixavea !

Grand-mère à poussière apprit la naissance de Claire : « Oh ! Mais il faut que je lui rende une petite visite à cette mignonnette ! »
Elle ouvrit son armoire à poussière, y choisit sa plus jolie robe, et se rendit chez Claire.

Penchée au-dessus du bébé, elle s’apprêtait à l’embrasser doucement sur le front quand Mme Focsabrille entra dans la chambre :
« Mais qu’est-ce que c’est que toute cette poussière dans la chambre de ma petite … Ah ! Une sorcière ! Madame, sortez d’ici tout de suite. Vous êtes sale. Aaaah… ! »
Grand-mère à poussière n’avait pas l’habitude de recevoir un tel accueil… elle fit un petit signe à Claire et disparut.
Entre deux cris de détresse, Mme Focsabrille appela son mari : « M. Focsabrille, venez vite ! Aaaaaah ! Une sorcière ! Aaah ! Pleine de poussière ! dans la chambre de Claire. Aaaah… »
M. Focsabrille, homme fort sympathique et très apprécié de son entourage, n’aimait pas du tout contrarier les autres, et encore moins son épouse :
« Euh … Une sorcière poussiéreuse…euh…ce ne serait pas… ? euh… je vais en parler aux voisins ! »

M. Focsabrille sortit de sa grande maison et se retrouva devant la porte de la petite maison de ses voisins. Avant d’appuyer sur la sonnette, il se racla la gorge et prit un air important :

Ding dong

– Bonjour Madame, figurez-vous… Une mégère, une sorcière, pleine de poussière, dans la chambre de notre petite fille. »
– Ce ne serait pas… Grand-mère à poussière ?
M. Focsabrille grimaça, il avait maintenant l’air menaçant :
– Vous la connaissez ?
– Euh… Eh bien oui… Quand j’étais petite…
– Ne me dites pas que vos parents la laissaient vous embrasser ?
– Euh… Non, non bien sûr… Euh… Vous avez raison, elle est très très sale… Répugnante… Il ne faut pas qu’elle s’approche de nos petits anges ! Allons donc en parler aux voisins.

Le voisin de la voisine de M. Focsabrille fut très vite d’accord avec eux :
« À qui le dites-vous ; je n’ai moi-même jamais pu supporter cette Grand-mère à poussière ! », prétendit-il, « Et quel exemple pour la jeunesse ! Allons en parler aux voisins ! »

Ils arrivèrent chez les voisins du voisin de la voisine de M. Focsabrille…
Au bout de quelques heures, ils étaient toute une foule de voisins et de voisines devant la porte du … commissariat…
La police, devant faire face à d’éventuels débordements, voulut maintenir l’ordre et la sé-cu-ri-té, se rendit au domicile de la dénommée Grand-mère à poussière et la jeta en prison.

Les braves citoyens, satisfaits, rentrèrent chez eux.
Les heures passèrent…

– Mon chéri, va te coucher.
– Je n’ai pas sommeil.
– Mon chéri, je t’ai dit d’aller te coucher !
– Je te dis que je n’ai pas sommeil.
Le petit Jean n’avait pas sommeil…
Pas plus que Suzanne, Kévin, Samira, José, Zoé, Alfred, Manéa, Mikaël, Claire…

Une première journée passa. Les enfants, pourtant très fatigués, ne s’endormirent pas.
Une deuxième journée passa… L’énervement, petit à petit, montait dans les familles :
– Mon chéri, je t’ai dit d’aller te coucher !
– Hi hi hi, je n’ai pas sommeil. Essaie de m’attraper…
– Si je t’attrape, je te mets la fessée du siècle, et tu peux me croire : tu vas dormir.
– Hi hi hi, t’es pas cap’, t’es pas cap’ !

Très vite, la situation devint insupportable, les parents et les enfants de toutes les familles du monde criaient de plus en plus fort… C’était une véritable cacophonie…
Jusqu’au moment où, fatigués de hurler, chacun se tut petit à petit…
Il n’y avait maintenant plus un bruit…
Les hurlements avaient laissé la place à un silence plus lourd que le plomb… L’air était électrique… On avait l’impression qu’un énorme orage allait éclater d’un instant à l’autre.

Ça commença d’ailleurs comme commence un orage : tout doucement… à peine quelques gouttes de pluie sur le sol brûlant…
La petite voix de Jean qui laissa échapper ces quelques mots :
– Maman, quand est-ce qu’elle rentre, Grand-mère à poussière ?
– Qui ça ? Mais enfin, mon chéri, elle n’existe pas, Grand-mère à poussière … Que vas-tu inventer là ?
– Je veux voir Grand-mère à poussière.

De toutes les maisons, de tous les immeubles, tout doucement d’abord, puis de plus en plus fort, on entendit :

« Je veux voir Grand-mère à poussière. »
« Je veux voir Grand-mère à poussière. »
« Je veux voir Grand-mère à poussière. »

Les maisons, les immeubles étaient trop petits pour contenir la colère des enfants, qui sortirent dans la rue. Au bout de quelques minutes, c’était une marée humaine qui avançait lentement au milieu de la chaussée en hurlant :
« On veut voir Grand-mère à poussière ! On veut voir Grand-mère à poussière ! »

Les parents, pris de panique, s’enfuirent ; en courant, ils arrivèrent à la salle des fêtes et eurent juste le temps de se barricader à l’intérieur, avant que les enfants ne les rejoignent et s’agglutinent devant la porte close. Toujours hurlants, ils commencèrent le siège de cette forteresse improvisée.

Se sentant enfin en sécurité, les parents purent réfléchir. Chacun donna son avis :
– La situation est grave !
– Il faut faire quelque chose !
– C’est proprement intolérable !
– C’est la faute de cette sorcière.
– Ah ! C’est du propre, c’est du propre…
– Oui, j’en parlais justement à mon mari…
– Quel exemple pour la jeunesse !
– Acariens, virus, bactéries…
– C’est du propre, c’est du propre…
– Comme je dis toujours…

Pendant ce temps, Grand-mère à poussière, dans sa cellule, entendait les enfants l’appeler.
Elle interpella son geôlier :
– Fabien !
– Oui, Grand-mère, qu’y a-t-il ?
– Approche un peu… Plus près…

Rapide comme l’éclair, elle passa les deux bras à travers les barreaux, saisit Fabien par sa veste, l’attira vers elle de toutes ses forces et lui déposa un baiser sur le front…
Fabien se frotta les yeux, lui sourit et s’endormit tranquillement.
Grand-mère à poussière n’eut plus qu’à se saisir du trousseau de clefs accroché au ceinturon du geôlier, à ouvrir la porte de sa cellule et à reprendre sa promenade à travers le monde.

On l’appelle Grand-mère à poussière.
Faut pas vous mettre en colère.

Elle est peut-être un peu cra cra,

Mais elle a les pieds sur Terre.

Elle arriva tout près de la salle des fêtes, là où les enfants hurlaient toujours :
« On veut voir Grand-mère à poussière… On veut… »
Vite, elle rattrapa le temps perdu… Un bisou pour celui-ci, un câlin pour cette petite, une caresse, une parole gentille… Petit à petit, un gigantesque nuage de poussière s’éleva au-dessus des enfants. Ceux-ci, surpris et ravis, la regardèrent, la reconnurent… et s’endormirent paisiblement.

A quelques pas de là, dans la salle des fêtes, les parents étaient toujours en train de réfléchir :
– C’est une sale affaire, je le dis depuis le début !
– Ah, ça… Cette affaire sent mauvais.
– Il faut faire quelque chose !
– Il fallait… !
– Il aurait fallu… !
– Il ne faudrait pas… !
– Il faut, il faut, il faut… !
– Il ne fallait pas… !

« Bon ! Qu’est-ce qu’on fait ? », demanda une petite dame joufflue, qu’on n’avait pas encore beaucoup entendue, et qui commençait à trouver le temps long.
– …
Des mines perplexes accueillirent sa question. Les parents cessèrent tout à coup de donner leur avis.
« Et si on allait chercher Grand-mère à poussière ? », continua-t-elle.
– …
Mêmes mines perplexes.
« Eh bien, moi, j’y vais ! », déclara-t-elle.

Les parents quittèrent peu à peu leur perplexité :
« En fait, on n’a pas le choix ! », s’exclama l’un.
« Ah. Eh bien, si on n’a pas le choix… », renchérit un autre.
« Alors, on y va. », décida un troisième.
« On y va ! », reprirent tous les autres en chœur.
« On y va ! »

Les parents ouvrirent la porte de la salle des fêtes. Ils découvrirent leurs enfants, allongés à même le sol, les uns sur les autres, et Grand-mère à poussière, au milieu d’eux, qui semblait contempler son œuvre.

« Aaaaaaaaaah ! Nos enfants ! La sorcière ! Elle a tué nos enfants »
Grand-mère à poussière, calmement : « Chut ! Vous allez les réveiller… »
« Quoi ? Ils dorment ? », s’exclama la petite dame joufflue, « Mais comment avez-vous fait ? »
« Eh ! Je n’sais pas. », répondit modestement Grand-mère à poussière, « Peut-être la poussière… Je n’sais pas… »
« Mais… mais alors, il faut qu’elle revienne !
– Tout proprement impossible !
– Oh non ! Quel exemple pour les enfants !
– Et s’ils allaient ne plus se laver !
– Ah non, c’est du propre, c’est du propre…
– Ah oui, c’est du propre, c’est du propre…
– STOP ! ! Réfléchissons !

Grand-mère à poussière et les parents se réunirent autour d’une table… et discutèrent… longtemps…
Jusqu’à ce qu’ils parviennent à un accord :
« Grand-mère à poussière peut continuer à faire des petits bisous aux enfants MAIS
uniquement le soir, quand ils sont dans leur lit, et en début d’après-midi, pour les plus petits et : elle doit rester DISCRETE. Les parents qui ne veulent pas que leurs enfants voient Grand-mère à poussière peuvent fermer les volets et les rideaux. »

Ainsi en fut-il décidé…
Les choses rentrèrent dans l’ordre.
Les années passèrent. Les enfants grandirent et… eurent à leur tour des enfants … qui grandirent… et eurent à leur tour des enfants… qui grandirent… et eurent à leur tour des enfants… qui …

Chaque jour, chaque soir, Grand-mère à poussière, imperturbable, continua ses tournées de bisous … Discrète … toujours plus discrète … Tellement discrète … qu’un jour elle devint transparente …
Et pourtant, elle ne s’arrêta pas … Encore aujourd’hui, elle continue …

Quand elle viendra te voir ce soir ; que tu sentiras tes yeux qui picotent … Glisse-lui dans le creux de l’oreille : « bonne nuit, Grand-mère à poussière. »
C’est certain, ça lui fera plaisir, de se rendre compte qu’on ne l’a pas encore totalement oubliée. Tu fermeras les yeux et … peut-être que tu la verras sourire … Peut-être … Qui sait ?

On l’appelle Grand-mère à poussière.

Elle se balade sur la Terre.
Un bisou par ci, un câlin par là,

Et c’est parti pour les rêves !
*

On l’appelle Grand-mère à poussière.

Faut pas vous mettre en colère,

Elle est peut-être un peu cra cra,

Mais elle a les pieds sur Terre.

 

Je vais vous dire un secret … Il existe encore un endroit sur terre où on voit encore Grand-mère à poussière. C’est dans mon village, en Picardie. La preuve ? La voilà :
Quand j’étais petite, ma mère me chantait cette chanson pour m’endormir :

Ref : V’lo Grand-mère à poussière

Qui passe escouant sin cotron

Peindant que j’veille

Su tin caveille

Fois Dodo, min ptcho mouqu’ron

Fois dodo, fois dodo.

 

 

1 Qu’cheis einfants d’ach’t heur sont pénibes

Gno pu moyen d’ein v’nir à bout ;

I’ radott’nt ed coss impossibes

Et feudroit leu cédier d’sur tout.

Allons m’n’anmour én’ fois point d’pangne

A t’mèr, qui d’baisiers vut t’croquer

T’os l’tchu bien sé pis t’panchett’ plangne

Conm’ chés glangn’s, ch’est l’heur’ dé t’jouquer !

 

2 Ah ! tu s’rois ch’pus rétus d’chés mioches

Si tu f’sois dodo jusqu’à d’man,

Et j’porrois réimpiéter chés cauches

Ed tin pèr’ qu’ainm’ si taint t’manman.

Pourquoi vouloir eintanmer l’lutte

Contre ech sonmeil ? pour nous bisquer ?…

Ferm’ tes zius pis chuch’ tin tutute,

Conm’ chés glangn’s, ch’est l’heur’ dé t’jouquer !

 

3 M’crott’lett’ ! min poulot ! min ptchot ange !

N’vo point t’oublier da tes drops.

Ch’est quo n’ n’avons si peu d’ercange,

Qu’pou t’mèr’ ch’est ein grand eimbarros

Peins’ bien qué ch’tripot dé ch’ménage

Est assez dru sains l’compliquer ;

Mais min ptchot chéri tu s’ros sage …

Conm’ chés glangn’s, ch’est l’heur’ dé t’jouquer !

 

4 Vo, si tu fois einn’ longué dorte,

D’man à tin réveil, éj’pronmets

Ed t’acater d’tout plein d’toutes sorte :

Du chuque, einn’ ribanbelle ed juets

Pis des boinn’s tablett’s et d’miellasse,

Qu’avuc qu’t’ainm’ si bien t’perléquer …

Vite, ein dernier keup qué j’t’eimbrasse …

Conm’ chés glangn’s, ch’est l’heur’ dé t’jouquer !